La brasserie Chartier, un lieu étrange et familier
7 rue Faubourg Montmartre. 20h00. Impasse déserte. La file légendaire des clients d’habitude agglutinés devant la brasserie Chartier a, ce soir, mystérieusement disparue. Tâtonnant dans la nuit, j’avance jusqu’au fond de la cour où se trouve, depuis plus de cent ans, l’un des lieux les plus étranges et familiers de Paris. Le bruit de mes talons raisonne sur les pavés humides, mouillés par le crachin ordinaire de l’automne. D’un geste franc, presque brutal, je pousse le battant de la porte-tambour qui me transporte tout droit dans l’univers des romans de Zola. A l’entrée, quelques personnes barrent le chemin : un groupe de badauds attendant une table assez grande pour les accueillir en son ventre.
Le maître d’hôtel – jeune homme aux yeux verts, costume cravate et bonne manière – m’accueille immédiatement pour me confier aux mains d’une serveuse aussi souriante que pressée. Réglant mon pas sur le sien, je la suis en longeant les allées bordées de tables aux nappes rouges, déjà remplies jusqu’à la gueule de mangeurs de choucroute, steak tartare et sauté de veau. Chez Chartier, la règle est de partager sa table avec des inconnus.
Une foi installée, un serveur sans âge, rougeâtre, engoncé dans l’habit traditionnel de sa profession – gilet noir, nœud papillon, chemise et tablier blanc – me tend le menu. Seule, je peux enfin admirer le decorum de la brasserie Chartier… Les boules blanches des lustres en fer forgé inondent l’immense pièce de lumière. Elles dansent dans l’air aux senteurs de saucisses fumées, pommes grenailles et vin rouge. Du sol au plafond, des miroirs ornent les murs de lambris beige aux moulures jaune. Au-dessus de ma tête, des portants en laiton rutilant recèlent pêle-mêle vestes, casques moto, même une valise.
A ma gauche, deux Américains finissent leur assiette en même temps qu’une discussion houleuse. Derrière moi, une jeune asiatique se débat avec sa pince à escargots, façon Julia Roberts dans Pretty Woman.
Dans un brouhaha de hall de gare, je sens la foule grandir, gronder dans mon dos. La salle sans musique possède son propre rythme, lancinant, qui pousse le client à choisir vite, à manger vite. J’entends un serveur grimper avec aplomb l’escalier de bois menant à l’étage, le cliquetis des verres ballons entrechoqués, la porcelaine des assiettes vides empilées les unes sur les autres. Les pieds des chaises râclent le sol, le bruit des stylos dégainés toutes les deux minutes pour inscrire les commandes à même les nappes de papier blanc.
« Historique ! Tu ne connaissais pas ? » Un couple s’installe à côté de moi. Servis dans les dix minutes après leur arrivée, ils avalent nerveusement leur dorade-pomme de terre. Ça y est ! Ils font partie de la machine Chartier en branle, rôdée à la perfection depuis plusieurs générations.
Au milieu des trois cent clients sagement assis, la vingtaine de serveurs déambule avec énergie, dans une sorte de ballet. L’un porte cinq assiettes d’une seule main, un autre est écrasé par la pile de verre qui épouse son corps des genoux à la tête, un troisième apporte son choux glace vanille sauce chocolat et son bol de chantilly voluptueuse à une table.
« Excusez-moi, est-ce que vous savez ce que mange la dame à côté ? », me demande l’un des messieurs qui ont remplacé les Américains à ma table. « Oui, je sais, ce n’est pas très poli de regarder ce qu’il y a dans l’assiette du voisin, mais bon ! ». Je le rassure, l’endroit est fait pour les connivences entre inconnus. « En tout cas, je n’aurais pas pris vos crevettes ! », me réplique-t-il d’un air peu emballé au souvenir de la chair molle des crustacés décongelés.
L’homme replonge le nez dans ses carottes râpées tandis que j’entame mon poulet, sec comme dans toute cantine pas chère qui se respecte. Les frites coupe allumette, croustillantes, me rappellent celle de ma grand-mère.
« Ca a été ? », me demande le serveur rougeâtre d’un ton machinal, mon plat aussitôt achevé.
« – Dessert ? Café ?
– Non merci, l’addition s’il vous plaît ! »
Je profite encore quelques instants de cet endroit suspendu dans le temps à un rythme effréné. Je paye (12,10 euros), me lève et me dirige vers la sortie. Le maître d’hôtel me salue aussi poliment qu’il y a une heure.
D’un geste franc, presque brutal, je pousse le battant de la porte-tambour qui m’arrache à ce lieu que j’aime déjà, je ne sais trop pourquoi, et qui semble n’être, pour toujours et à jamais, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autr