Camille Barbe PressBook

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La brasserie Chartier, un lieu étrange et familier

612664395a40232133447d33247d38353532313538337 rue Faubourg Montmartre. 20h00. Impasse déserte. La file légendaire des clients d’habitude agglutinés devant la brasserie Chartier a, ce soir, mystérieusement disparue. Tâtonnant dans la nuit, j’avance jusqu’au fond de la cour où se trouve, depuis plus de cent ans, l’un des lieux les plus étranges et familiers de Paris. Le bruit de mes talons raisonne sur les pavés humides, mouillés par le crachin ordinaire de l’automne. D’un geste franc, presque brutal, je pousse le battant de la porte-tambour qui me transporte tout droit dans l’univers des romans de Zola. A l’entrée, quelques personnes barrent le chemin : un groupe de badauds attendant une table assez grande pour les accueillir en son ventre.
Le maître d’hôtel – jeune homme aux yeux verts, costume cravate et bonne manière – m’accueille immédiatement pour me confier aux mains d’une serveuse aussi souriante que pressée. Réglant mon pas sur le sien, je la suis en longeant les allées bordées de tables aux nappes rouges, déjà remplies jusqu’à la gueule de mangeurs de choucroute, steak tartare et sauté de veau. Chez Chartier, la règle est de partager sa table avec des inconnus.
Une foi installée, un serveur sans âge, rougeâtre, engoncé dans l’habit traditionnel de sa profession – gilet noir, nœud papillon, chemise et tablier blanc – me tend le menu. Seule, je peux enfin admirer le decorum de la brasserie Chartier… Les boules blanches des lustres en fer forgé inondent l’immense pièce de lumière. Elles dansent dans l’air aux senteurs de saucisses fumées, pommes grenailles et vin rouge. Du sol au plafond, des miroirs ornent les murs de lambris beige aux moulures jaune. Au-dessus de ma tête, des portants en laiton rutilant recèlent pêle-mêle vestes, casques moto, même une valise.
A ma gauche, deux Américains finissent leur assiette en même temps qu’une discussion houleuse. Derrière moi, une jeune asiatique se débat avec sa pince à escargots, façon Julia Roberts dans Pretty Woman.
Dans un brouhaha de hall de gare, je sens la foule grandir, gronder dans mon dos. La salle sans musique possède son propre rythme, lancinant, qui pousse le client à choisir vite, à manger vite. J’entends un serveur grimper avec aplomb l’escalier de bois menant à l’étage, le cliquetis des verres ballons entrechoqués, la porcelaine des assiettes vides empilées les unes sur les autres. Les pieds des chaises râclent le sol, le bruit des stylos dégainés toutes les deux minutes pour inscrire les commandes à même les nappes de papier blanc.
« Historique ! Tu ne connaissais pas ? » Un couple s’installe à côté de moi. Servis dans les dix minutes après leur arrivée, ils avalent nerveusement leur dorade-pomme de terre. Ça y est ! Ils font partie de la machine Chartier en branle, rôdée à la perfection depuis plusieurs générations.
Au milieu des trois cent clients sagement assis, la vingtaine de serveurs déambule avec énergie, dans une sorte de ballet. L’un porte cinq assiettes d’une seule main, un autre est écrasé par la pile de verre qui épouse son corps des genoux à la tête, un troisième apporte son choux glace vanille sauce chocolat et son bol de chantilly voluptueuse à une table.
« Excusez-moi, est-ce que vous savez ce que mange la dame à côté ? », me demande l’un des messieurs qui ont remplacé les Américains à ma table. « Oui, je sais, ce n’est pas très poli de regarder ce qu’il y a dans l’assiette du voisin, mais bon ! ». Je le rassure, l’endroit est fait pour les connivences entre inconnus. « En tout cas, je n’aurais pas pris vos crevettes ! », me réplique-t-il d’un air peu emballé au souvenir de la chair molle des crustacés décongelés.
L’homme replonge le nez dans ses carottes râpées tandis que j’entame mon poulet, sec comme dans toute cantine pas chère qui se respecte. Les frites coupe allumette, croustillantes, me rappellent celle de ma grand-mère.
« Ca a été ? », me demande le serveur rougeâtre d’un ton machinal, mon plat aussitôt achevé.
« – Dessert ? Café ?
– Non merci, l’addition s’il vous plaît ! »
Je profite encore quelques instants de cet endroit suspendu dans le temps à un rythme effréné. Je paye (12,10 euros), me lève et me dirige vers la sortie. Le maître d’hôtel me salue aussi poliment qu’il y a une heure.
D’un geste franc, presque brutal, je pousse le battant de la porte-tambour qui m’arrache à ce lieu que j’aime déjà, je ne sais trop pourquoi, et qui semble n’être, pour toujours et à jamais, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autr

Noiserv, version vraie

Crédits : David Rito

Crédits : David Rito

Musicien aux multi-instruments, chanteur à la voix grave et tendre, l’artiste portugais en haut de la vague locale s’est construit avec le temps, dans une constante évolution. Portrait.

Il est arrivé tout droit de Lisbonne, au terme d’un voyage de vingt heures en voiture imposé par une grève des transports aériens. Pas le choix. Le 9 mai 2015, c’était destination scène parisienne. Une date, deux concerts. Le premier l’après-midi, à la fête de l’Europe, parvis de l’Hôtel de ville, devant plusieurs milliers de personnes. Le second le soir, au Truskel, un petit bar près de la place de la Bourse, face à un public qui ne comptait pas 50 âmes. « La musique fonctionne dans les deux cas. Mais l’ambiance intimiste est toujours mieux, même si c’est plus effrayant de se confronter au regard des gens ».

Timide introspectif, Noiserv – David Santos de son vrai nom ? Ça y ressemble. Au premier abord, l’artiste de 33 ans a l’allure cool. Tenue tranquille – jean, tee-shirt, Converse – et barbe de trois jours. Une bière à la main, il nous parle dans un recoin du Truskel à l’abri du bruit de la sono. Là, il a du chien, Noiserv. Il a du charme. De la profondeur aussi. De ceux qui ont envie de faire de grandes choses mais ont tendance à se laisser aller à leur tempérament inquiet. Entre les deux, le cœur fait des compromis au lieu de se compromettre. C’est lui qui bat la mesure du musicos et donne le ton.

Une musique tendre et intense

Quand il chante, Noiserv est dans sa bulle. Penché sur son micro, concentré sur ses claviers, il ferme les yeux « pour retrouver l’émotion des mots, la clef d’un bon concert ». Il se dégage de ce spectacle une tendresse infinie, une immense intensité. Au son des applaudissements, le chanteur décoche de beaux sourires avec cette humilité toute portugaise qui veut dire « merci mais c’est trop ». Quand il s’adresse au public, il cache sa gêne en empoignant furtivement ses cheveux châtains fouillis. Il prend soin d’expliquer les titres de ses chansons : I was trying to sleep when everyone woke up évoque ces moments où l’émotion s’endort jusqu’à ce que quelqu’un la réveille, It’s easy to be a marathoner even if you are a carpenter, le fait que rien n’est impossible, même s’il est difficile de réaliser ses rêves. Today is the same as yesterday but yesterday is not today parle de ses petits moments insignifiants de la vie qui, au final, en sont l’essentiel. Titres à rallonge de chansons écrites au feeling, issues du dernier album Everything should be perfect even if no one’s there. “Grâce à un titre long, les gens écoute les chansons avant même de les avoir entendu. De cette façon, je donne plus qu’avec deux petits mots”.

Autodidacte, il a appris ses premières notes de guitare avec son père, sur l’instrument que celui-ci lui a donné quand il était gosse. Adolescent, il joue les morceaux de ses groupes fétiches, Nirvana, Pearl Jam, Radiohead – High & Dry reste la chanson qui a changé sa vision de la musique tant elle se redécouvre à chaque écoute. Puis à la vingtaine, ses propres titres. « Des versions de quelque chose qui, peut-être un jour, serait plus grand que de simples morceaux guitare-voix. D’ailleurs, si on intervertit le E et le R de mon nom de scène, ça donne version ». Au début, Noiserv écrivait exclusivement en anglais. Aujourd’hui, son répertoire compte plusieurs titres en portugais. Sollicitations du cinéma et théâtre lisboète oblige. En 2008, il composait déjà la bande originale du documentaire de Miguel Gonçalvez Mendes, José y Pilar, sur les dernières années du prix Nobel de littérature José Saramago, à travers le prisme de sa relation avec sa femme.

Dix ans de carrière, quatorze instruments

Pas commun, le style de Noiserv s’est construit avec le temps. En une décennie, le musicien a développé un set de quatorze instruments. Un nombre avec lequel il se sent en harmonie. Au fil de l’eau, les synthés se sont greffés à la guitare, auquel s’est greffé un xylophone, auquel s’est greffé un accordéon pour enfant, puis le déclic d’un appareil photo, puis un pistolet en jouet… Un bric-à-brac de son de 160 kilos et qui donne paradoxalement à sa musique un côté immatériel et vaporeux. Presque psychédélique. « Mon but, c’est de trouver de nouveaux objets qui ont un son différent. Je collecte plein de choses. Ça traîne dans mon studio, je fais des essais au fil des morceaux. Et soudain, quelque chose que j’ai acheté il y a deux ans prend tout son sens. Ce n’est pas vraiment réfléchi à l’avance ».

Noiserv tisse ses histoires autour d’un petit quelque chose qui mature lentement. Artiste consciencieux qui laisse parler son inconscient, le musicien marche à l’intuition, serein. Il sait que ça lui réussit. C’est ainsi qu’il s’est fait tout seul. « Depuis tout petit je veux être musicien. Avant, j’étais ingénieur et je vis mon rêve aujourd’hui. Au Portugal, le marché est très petit et il est très difficile de signer un contrat avec une maison de disques. Moi, après avoir envoyé des démos qui restaient sans réponses, j’ai essayé de comprendre comment enregistrer, éditer, distribuer un album et j’ai tout fait moi-même. Maintenant je suis très connu au Portugal. Les meilleures maisons de disques ne peuvent pas faire plus que ce que je fais pour me promouvoir. Tout ce qui arrive je ne le dois qu’à moi-même. Je trouve ça plus honnête ».

Et Noiserv finit de répondre à nos questions qui ont plus ou moins d’importance. Ses projets futurs ? Un nouvel album pour l’année prochaine. Son pire souvenir sur scène ? « Même le pire, ce n’est pas le pire puisque c’est arrivé. Et si c’est arrivé, c’est important ». La tête et le cœur à l’unisson.  

Crédits : David Rito

Crédits : David Rito

Article publié sur Impact Magazine, mai 2015.

Portugal sempre

Copyrights : Guy Moll

Silves , Portugal. Copyrights : Guy Moll

On dirait le Sud… Silves, l’Algarve. C’est simple et pur, l’azur du ciel qui colle au sable et cogne les murs. Les façades blanches et ocre poudrées du bleu des azulejos, le château de grès rouge au pied duquel raisonne le clapotis des fontaines à fleur d’eau. Il y a aussi la cathédrale mi-gothique, mi-baroque, le pont du XVe siècle. L’été, les fêtes médiévales battent leur plein pour mieux re-sentir le passé maure de la ville. A Silves, le patrimoine récupère ses couleurs dans la moiteur estivale et les couchers de soleil langoureux.

Ce petit écrin du Portugal est plein de charme. Il a séduit son plus célèbre natif, le poète João de Deus (1830-1896) toute sa vie durant. Entre la frénésie littéraire et insouciante de Coimbra, l’errance introspective lisboète et la sagesse maturée d’une mission pédagogique nationale, João de Deus revint toujours se régénérer à la source de cette ville incapable d’enfanter un exilé.

Se régénérer, la grande fadiste Katia Guerreiro le fait en France. Elle entretient un lien particulier avec ce pays qui l’a accueilli à cœur ouvert dès le début de sa carrière. Modeste, généreuse et magnifique, elle est la marraine de ce premier numéro. A son image, dans un va-et-vient entre la France et le Portugal, Caravela Mag’ veut faire connaître la culture lusophone à ses lecteurs. L’art, l’histoire, la littérature, la musique, la gastronomie… Pour éveiller les sens, les connaissances et les émotions.

Article publié dans le n°1 de Caravela Mag, février 2015.

Les Abenomics : quand Shinzo Abe tente de relancer l’économie japonaise

Cyrano, mocheté de l’amour

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Cyrano est moche, c’est un fait. Vous le savez, je le sais et lui aussi. Même s’il s’obstine à se prévaloir de toute attaque contre son grand nez disgracieux, assommant les malandrins à coups de verve bien mouchée. Heureux sont les abrutis qui n’ont rien dans le citron et dans le cœur. Hélas pour lui ! Cyrano est aussi moche qu’il est intelligent. Et les richesses intérieures de notre insolite bougre n’ont d’égal que l’opulence de son tarin turgescent. Très au fait de son apparence, il ne cesse de s’excuser d’être lui, en s’efforçant d’être admirable en tout. Hélas pour lui ! Cyrano est aussi intelligent qu’il est sensible. Galant jusqu’ à la pruderie, cet anti-héro serait capable d’attendrir la plus revancharde des féministes par ses délicatesses courtoises. Hélas pour lui ! Cyrano est aussi sensible qu’il est amoureux. Tuméfié de la pire des maladies qui soit, il est comme la centrale nucléaire de Fukushima. Il a le cœur en fusion. Un cœur de jeune premier dans un corps déjà flétri, prêt à éclater à tout moment sans que rien ne puisse éteindre son feu intérieur.

L’amour est une chienne enragée qui dépèce les entrailles d’un homme épris et malheureux d’être laid. Mordu comme pas deux, Cyrano se consume pour la plus belle qui soit… la précieuse, l’insouciante, la légère Roxanne. Hélas pour lui ! De tout temps, la beauté intérieure n’a jamais été critère d’éligibilité aux yeux de la jeunesse. Et quand on a vingt ans (les héroïnes ont toujours vingt ans), les moches sont des amis, des frères, voir des âmes sœurs… mais des amants ! Mais des maris ! Voyons, soyons sérieux ! Si vous étiez Roxanne, pourriez-vous donner à l’amour un visage autre que celui d’un ange esquissé par les Belles Lettres et la poésie ? Les traits de Christian, beau gosse qui s’ignore, ne siéent-ils pas bien plus à l’idée que l’on se fait de l’adoration ? Là, en lecteurs bienveillants, la bonne conscience passive bouffie de jugements tranchés, l’on s’offusque. Quelle héroïne creuse, incapable de voir la vraie beauté des êtres et la tendresse que lui porte notre monstre merveilleux ! Quelle perfide superficielle !… Oui, mais Roxanne est fraîche, immature, elle a le béguin pour son bélâtre et surtout, elle ne sait rien. Autant de raisons qui excusent son euphorie d’insupportable amoureuse qui blesse à mal sans n’avoir jamais voulu faire que le bien. Pourquoi la blâmer ? D’autant qu’elle s’inflige une assez grande punition, choisissant pour élu un petit aussi mignon que sans esprit.

Car Christian est autant agile et aérien avec les mots qu’un sumo sur une corde de funambule suspendue à trente mètres du sol. Pétrifié à l’idée d’un vers, timide, réservé, aucune syllabe un tant soit peu exaltée ne parvient à sortir de son gosier. Christian n’est qu’un amoureux candide… Il aime sans raison et sans raisonner. Fi des grandes tirades qui ne valent que pour les fantasmes désincarnés ! La pureté d’un simple « je t’aime » soufflé dans le cou de sa charmante un soir de printemps suffit, à ses yeux, à tout dire. Hélas pour lui ! Il ne parvient qu’à blesser sa belle, frustrée que les mots d’amour ne lui tombent pas tout cuit dans le bec. Incapables de s’autoriser à goûter les charmes des flirt nocturnes, Roxanne et Christian manquent d’expérience et de confiance en eux. Ne sachant que se taire et écouter, c’est à travers les élans d’un Cyrano au supplice (prêtant son cœur à un rival dont il se fait le complice) que le petit couple se laisse guider dans les méandres de l’expression des sentiments.

Mais n’infligeons pas à nos deux jouvenceaux la correction moralisatrice qu’ils méritent, notre romanesque brave au long pif étant aussi coupable, de par son abnégation admirable et sa lâcheté infâme. Certes, il s’est mangé ce si gentiment cruel « je vous aime bien » de la part de l’aimée non aimante aimantée par son amant. Certes, il est refroidi. Mais le gascon est aussi déterminé à rester maître de sa peau qu’à se contenter des restes au banquet de l’Existence. La gouaille du bretteur n’est là que pour masquer la trouille de l’âme en fleur qui peine à s’ouvrir à la vie. Cyrano est un rêveur de la lune, un idéaliste qui refuse d’avouer son amour par peur d’être rejeté. Le bourru majestueux est fragile. Homme de l’ombre sublime impossible à sublimer, Cyrano patauge dans les faux-semblants et entend que cela reste ainsi. Hélas pour lui ! Christian choisit de faire tomber les masques. Débile et novice, il est aussi le seul à avoir les pieds sur terre. Le moins lyrique de tous est finalement le plus honnête. Car l’éphèbe veut être aimé pour ce qu’il est uniquement, et l’aveu de Roxanne, qui n’est plus folle que de « son » vocable, le presse de révéler l’imposture. La mort l’en abstient, sans pour autant absoudre ce triangle amoureux, sur les bords malsain…

Quinze ans ont passé. Roxanne a fait du couvent le tombeau de l’inachevable, errant dans les limbes de la passion éternelle. Cyrano rôde toujours et toujours s’interdit une confession libératrice. Ce n’est que blessé à mort par une bûche lâchée sur cette tête de bois, qu’affaibli, il se trahit de la plus belle manière qui soit, avec ce tragique « Non, non, mon amour, je ne vous aimais pas ! » Il était temps… Il est trop tard. Car, à force de se cacher derrière son nez, on reste dans l’ombre de sa propre vie. Pour finalement s’apercevoir que, déjà, on est le soir.

Chronique pour la Librairie de l’Université, Caen, 2011.

Une forteresse normande

forteresse normande

Vingt ans que la Société métallurgique de Normandie a fermé. Le musée d’histoire de Caen retrace ses 75 ans d’existence jusqu’au 21 avril.

5 novembre 1993. La SMN n’est plus. Après avoir assisté à la dernière coulée de la « forteresse ouvrière », le cortège des « métallos » accompagne, dans une sorte de marche funèbre, le transport de la poche1 d’acier n° 50 jusqu’au siège du conseil régional de Basse-Normandie. Cette cuve haute de 4 mètres se dresse aujourd’hui à l’entrée de cette poignante exposition.

Tout au long d’un couloir où résonne le son des machines, des photographies livrent les visages des ouvriers du feu. Les clichés de Tristan Jeanne-Valès, particulièrement forts, montrent la métallurgie sous l’angle d’une véritable oeuvre d’art, tout en décrivant la pénibilité du travail. Aquarelles, revues illustrées et objets (casques, combinaison en Kevlar, louche de fondeur…) complètent la présentation.

Période de crise, période de fastes… la « normande » a tout connu depuis sa création en 1910. A l’aube du XXe siècle, la Société des hauts-fourneaux de Caen incarne un nouvel espoir d’industrialisation pour la Basse-Normandie. La métallurgie a beau y être ancienne – fonderies et hauts-fourneaux font partie du paysage depuis le XVIIIe siècle -, les richesses minières du pays étaient peu exploitées jusque-là. Ce sont les industriels allemands, August Thyssen en tête, qui s’y intéressent en priorité. L’Europe est alors en plein essor industriel et ses besoins en fonte et en acier sont immenses. Un vaste complexe moderne est conçu entre les communes de Mondeville, Colombelles et Giberville.

Le 11 mars 1912, le groupe est francisé à 60 %, dans un contexte international tendu. L’entreprise se transforme en Société des hauts-fourneaux et aciéries de Caen. La Première Guerre mondiale interrompt cependant les travaux, qui ne s’achèvent qu’en 1920 sous l’égide du maître des grandes forges du Creusot, Joseph Eugène Schneider, devenu actionnaire majoritaire.

Après un dépôt de bilan, la Société métallurgique de Normandie est créée en 1924. De 1925 à 1939, le groupe vit son premier âge d’or, échappant partiellement à la crise de 1929. En 1939, la SMN produit 300 000 tonnes d’acier par an avec un effectif de 4 500 employés. Bombardée en juin 1944, l’usine est reconstruite dès 1945 par ses ouvriers. Un personnel venu du terroir mais aussi de Kabylie, d’Italie, d’Espagne, du Portugal, de Pologne, de Russie et même de Chine.

La reconstruction dure six ans. Ultramoderne pour l’époque de l’après-guerre, la SMN devient reine du genre. En mai 1959, un troisième haut-fourneau, le HF3, vient augmenter la productivité ; celle-ci dépasse les 635 000 tonnes en 1961 et atteint le million en 1973 – avec près de 6 500 ouvriers.

Le paternalisme a réussi, en outre, à forger une véritable culture ouvrière. Depuis les années 1950, « on naît, on vit, on meurt SMN » de génération en génération. La vie des ouvriers et de leur famille se construit autour de l’entreprise. Les photos de l’exposition montrent les cités-jardins, les colonies de vacances organisées à Franceville, le bal du 14 Juillet…

La SMN ne sera pourtant pas épargnée par les conflits sociaux du siècle, ni par la crise du choc pétrolier de 1973. Ce dernier marque un coup d’arrêt dont l’usine ne se relèvera jamais. Programmée pour 1994, la fermeture laisse 1 500 salariés dans le désarroi et l’incompréhension. Dans la douleur de voir leur histoire prendre fin, ils perdront tout ce qu’ils avaient souhaité voir vivre.

Jusqu’au 21 avril au musée de Normandie, château, 14000 Caen.

Publié dans L’Histoire n°396, mars 2014.

Le clown Chocolat, premier artiste noir de la scène française

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Premier artiste noir de cirque en France, le clown Chocolat a connu un immense succès à la Belle Epoque. Auteur du livre « Chocolat, clown nègre », Gérard Noiriel nous explique la trajectoire hors norme de cette « étoile noire » de la scène française. 

L’Histoire : Comment Rafael – de son vrai nom – est-il devenu le clown Chocolat, grande vedette du cirque de la fin du XIXe siècle ?
Gérard Noiriel : Issu d’une famille africaine réduite en esclavage et déportée à Cuba, Rafael est né à La Havane autour de 1868. Cette date ne peut malheureusement pas être confirmée, du fait de l’inexistence d’un État civil.
Vendu à l’âge de 8-10 ans, Rafael travaille comme garçon de ferme pour la mère d’un marchand portugais près de Bilbao, ce dernier y possédant des comptoirs commerciaux. Même si le droit international stipulait déjà qu’un esclave débarquant sur le sol européen devenait automatiquement un homme libre, on peut penser que le jeune immigré noir a ressenti cette « liberté » comme une nouvelle forme de servitude. A l’âge d’environ 14 ans, Rafael décide de s’enfuir et commence une vie de vagabond dans les rues de Bilbao. Il vit de petits métiers jusqu’à devenir mineur. Sa seule distraction est alors de fréquenter les bars le dimanche avec ses camarades de travail. C’est à cette occasion qu’il va rencontrer l’un des plus célèbres clowns d’Europe, l’anglais Tony Grice. Impressionné par la force physique et les talents de danseur du jeune noir, Grice l’engage comme domestique et homme à tout faire sur sa tournée. En 1886, Rafael arrive au Nouveau Cirque de Paris, qui s’avère être l’un des lieux les plus sélects de la capitale, fréquenté par notables et aristocrates.
Chargé d’apporter ses instruments à Grice sur la piste, Rafael fait rire le public par sa couleur de peau, par sa gestuelle. Dès 1888, il parvient à fabriquer un nouveau personnage de clown, dans un spectacle de pantomime nautique – grâce à une machinerie extraordinaire, la piste du Nouveau Cirque pouvait se transformer en piscine – , « La noce de Chocolat », qui a un succès faramineux. C’est ainsi que Rafael devient le « clown Chocolat ».

L’Histoire : Pourquoi un tel succès ?
Gérard Noiriel : Il faut savoir qu’il y a très peu de noirs à Paris – quelques centaines – à la fin du XIXe siècle. Tout comme dans le monde du cirque, un milieu pourtant très cosmopolite. Rafael surprend les gens et fait rire.
Le sentiment d’étrangeté qu’il véhicule entraîne à la fois un sentiment de répulsion et de fascination de la part du public. La couleur de sa peau – la plaisanterie du nègre mal blanchi, les sobriquets de Bamboula ou Chocolat sont alors courants – devient un atout, comme sa gestuelle simiesque, « primitive » par opposition aux comportements « civilisés » des Français.
Le clown Chocolat est aussi le premier à avoir présenté la culture des esclaves noirs-américains, par sa manière de danser, de bouger… A la fin des années 1880, il est à la fois le premier contact du public avec le Noir et le premier à introduire une gestuelle que l’on retrouve aujourd’hui dans les mouvements de base du hip-hop.
Célèbre, il va parvenir à retourner le stigmate – le Noir est alors vu comme le grand enfant -, à tirer avantage des préjugés pour se faire une place dans le monde du spectacle et asseoir une notoriété qui va durer plus de vingt ans.
Entre 1895 et 1902, le duo qu’il forme avec le clown George Foottit, du clown blanc et de l’auguste, incarnation de la domination coloniale, fera des deux compères les artistes les plus célèbres de France entre 1895 et 1902, peints par Toulouse Lautrec et filmés par les Frères Lumières.

L’Histoire : La désaffection du public se fait néanmoins sentir au début du XXe siècle et, en 1905, Rafael est licencié du Nouveau Cirque, au même titre que George Foottit. Pourquoi ?
Gérard Noiriel : La nouvelle équipe qui prend la tête du Nouveau Cirque en 1905 décide de ne pas renouveler les contrats de Foottit et Chocolat pour deux principales raisons. Tout d’abord, l’Affaire Dreyfus va avoir un impact majeur et changer le regard des Français sur le monde noir.
L’inconscient collectif – qui auparavant ne considérait pas les Noirs comme des personnes réelles – évolue, donnant naissance à toute une politisation des questions raciales.
Si l’antisémitisme devient le principal combat de réhabilitation, le mouvement dreyfusard est aussi amené à s’interroger sur la question raciale en général ainsi que sur l’image d’une France, pays des Droits de l’Homme.
Le duo de Foottit et Chocolat, stéréotype du Noir stupide frappé par les Blancs, passe donc de plus en plus mal. Et cela d’autant plus qu’à l’époque, la ségrégation et le lynchage des Noirs par les Yankees aux Etats-Unis sont fortement décriés.

Ensuite, la désaffection du public est liée à un changement artistique. Au début du XXe siècle, le public parisien découvre lemusic-hall et le cake-walk américain, danse des esclaves chorégraphiée par des professionnels. La pantomime nautique« Les Joyeux nègres », produite en 1902 au Nouveau Cirque par une troupe de danseurs noirs américains, époustoufle Paris.
Émerge également toute une culture du sport de masse, notamment la boxe. Aux Etats-Unis, la ségrégation raciale interdit les combats entre Noirs et Blancs. Un certain nombre de boxeurs noirs s’installent donc à Paris, dont Jack Johnson qui deviendra le premier champion du monde de poids lourds noir de 1908 à 1915.
Très populaires, danseurs de music-hall et sportifs de haut niveau contribuent à recomposer le stéréotype du Noir. Il y a, à la Belle Époque, une diversification et une mise en avant des images valorisantes, notamment autour du corps.
Stigmatisé, passé de mode, Rafael ne parvient pas à retrouver la gloire. Après un échec au théâtre et des prestations dans un cirque ambulant, il se marginalise. Devenu clown pour enfants dans les hôpitaux de Paris, le clown Chocolat fut le premier thérapeute par le rire. Il meurt en 1917 à Bordeaux, enterré dans la fosse commune.
Contrairement à George Foottit, enterré au cimetière du Père-Lachaise en 1923, l’apport du clown Chocolat au monde du spectacle a été occulté. Raconter son histoire est l’occasion de le réhabiliter dans la mémoire collective.

(Propos recueillis par Camille Barbe)

Article publié en mars 2012 dans L’Histoire.